UNE
VIE : Chapitre X
La scène du meurtre de la chienne en gésine se place dans un
des chapitres les plus riches en événements : Jeanne y tombe enceinte et perd
son deuxième enfant, après avoir appris la mort tragique de Julien. Le bon abbé
Picot est remplacé par un prêtre fanatique, l'abbé Tolbiac.
Celui-ci vient d'échouer à convaincre Jeanne de dénoncer
publiquement l'adultère de son mari avec Gilberte de Fourville et sort du
château en colère contre sa paroissienne.
DÉGAGER LES AXES DE LECTURE
L'extrait se découpe en deux étapes bien distinctes
l'accouchement du sixième chiot de Mirza sous les yeux enthousiastes
des enfants et la réaction meurtrière de l'abbé Tolbiac. Ces deux scènes
opposent, dans un style naturaliste, la vie à la mort et la joie à la haine.
Par ailleurs, ce qui peut apparaître comme un morceau de bravoure à la Zola
doit être lu également comme une sorte de fable à la manière de la Fontaine
(auteur plusieurs fois mentionné dans le roman) et dont le lecteur doit tirer
les leçons.
I.
UN TEXTE NATURALISTE
a. Un
exercice de style naturaliste
Le texte est naturaliste d'abord par son sujet: on connaît le
goût d'Émile Zola et ses émules pour les scènes dites physiologiques comme les
accouchements, les maladies, les agonies, tous ces épisodes de la vie
biologique que les romans qualifiés d'idéalistes passent sous silence. La mise
bas d'une chienne s'inscrit dans cette veine.
De plus, le narrateur adopte ici principalement la focalisation externe1 qui lui fait observer la scène de l'extérieur, en savant expérimentateur, selon ce que certains ont appelé « l'esthétique de l'observation 4<. Le récit ne sort de l'objectivité observatrice que dans les deux dernières phrases du premier paragraphe. Le narrateur utilise alors l'imparfait d'explication pour commenter la curiosité et la joie des enfants (1.9). En revanche, la folie assassine de l'abbé Tolbiac n'est pas du tout commentée ; seuls ses gestes sont rapportés. La succession des verbes au passé simple reconstitue chaque moment et n'épargne aucun détail au lecteur: » leva», « se mit à frapper», « se trouva», 4< commença», « cassa», « monta dessus», 4< lui fit», 4< acheva 4<.
b. Un
spectacle à la fois cru et attendrissant
Le tableau du premier paragraphe use du contraste entre les
souffrances de la chienne 4< toute endolorie » (1.5), « la bête crispée»
(1.6)) et la joie naïve des enfants devant le spectacle offert par la vie. La
métaphore naturaliste du grouillement des chiots (1.4) compare implicitement
les petits à un tas de vers de terre. Elle traduit le refus de toute émotion
mièvre. Seul le complément 4< avec tendresse 4< (1.5) sacrifie un tant
soit peu à un regard anthropomorphique, en prêtant à la chienne des sentiments
humains.
Le climat rustique de la scène est rendu par l'emploi d'un
registre familier: 4< toutou 4< (1.7), 4< galopins» (1.7). Il
s'accompagne du souci réaliste de respecter le parler populaire normand : 4<
en v'là encore un 4< (1.9). L'innocence des enfants est confirmée de deux
manières:
par l'intervention directe du narrateur 4< C'était un jeu
pour eux, un jeu naturel où rien d'impur n'entrait» (1.10) et par la
comparaison de la naissance des chiots à la chute de pommes mûres (1.12). Le
regard sain des enfants s'oppose à la curiosité malsaine du prêtre.
c. Un
spectacle d'horreur
Le texte oppose aussi le tableau champêtre et plaisant de la
mise bas d'une chienne au milieu d'enfants et l'atrocité de sa mort au moment
même où elle met au monde un dernier petit. Il insiste sur la
violence du prêtre qui frappe d'abord les enfants, avant
d'attaquer l'animal. Il frappe » de toutes ses forces » (1.15), il assomme
4< à tour de bras » (1.20). La violence lui fait casser » son grand
parapluie »(1.22), il piétine 4< avec frénésie » (1.23), il achève « d'un
talon forcené » (1.25). On constate une gradation dans les verbes d'action:
on passe du verbe frapper (1.15) au verbe assommer (1.20)
puis à piler, écraser (1.23).
Pour accentuer l'horreur, le narrateur décrit la torture de
la bête qui «gémissait affreusement » et montre la lutte impuissante de la
victime «enchaînée » face à son bourreau : » en se débattant sous les coups »
(1.21). C'est pourquoi on peut parler d'oxymore1 final qui superpose mise au
monde et mise à mort à la fin de l'extrait: «Il lui fit mettre au monde un
dernier petit qui jaillit sous sa pression ; et il acheva (...) le corps
saignant » (1.25). Le texte s'achève sur le tableau pathétique de la bête
rendue méconnaissable, ce que rend la périphrase macabre 4< corps saignant
4< entouré de ses chiots. L'expression 4< nouveau-nés » les humanise pour
augmenter l'émotion du lecteur.
II. LA
FABLE D'UN MORALISTE
a. Le
fanatisme d'un prêtre contre-nature
Cette scène remplit une fonction didactique. Elle vise à
montrer que des prêtres comme l'abbé Tolbiac sont dangereux. Leur amour
fanatique de Dieu masque la haine des hommes et de la nature. Ils détournent le
discours religieux pour justifier leur intolérance. En frappant les enfants et
la chienne l'abbé apparaît comme l'ennemi de la vie.
Le lecteur assiste à un véritable accès de folie, «une fureur
irrésistible» (I. 14). L'enchaînement des phrases juxtaposées ou simplement
coordonnées traduit l'absence d'hésitation du bourreau. La scène donne raison
aux propos antérieurs du baron : «Il faut combattre ces hommes-là (...) Ils ne
sont pas humains 4<.
b. Les
leçons d'un massacre
Il est aussi tentant de faire une lecture allégorique de ce
passage. La mise bas tragique de Mirza peut apparaître comme le tableau de la
lutte entre la vie et la mort. La philosophie pessimiste de Maupassant repose
sur une conception vitaliste1 de la nature plantes, animaux et humains sont les
instruments de l'antagonisme aveugle entre la vie et la mort et participent du
cycle absurde de la reproduction. La vie triomphe dans notre passage puisque la
scène de massacre se termine par le mot » mamelles» et par l'image symbolique
des nouveau-nés en quête de nourriture (1.27). Jeanne, accourue pour sauver les
chiots après le départ du curé, ne réussira qu'à en sauver un, dont le nom de
survie illustre le sens de l'épisode:
«Massacre». Quant aux autres chiots mort-nés de Mirza, ils
annoncent la fausse-couche de Jeanne qui conclut le chapitre.
CONCLUSION
Ainsi, ce texte, a priori morceau de bravoure naturaliste un
peu gratuit, révèle à l'analyse, outre sa forte charge dramatique et tragique, une
implication idéologique et philosophique de l'auteur. Il lui permet de dénoncer
efficacement les dérives possibles de l'intolérance religieuse. Il trahit par
là même sa sympathie pour le panthéisme2 accommodant du baron, empressé
d'ailleurs de chasser l'abbé Tolbiac du château. L'abbé est moins un personnage
qu'un fantoche névropathe, utile à la démonstration de l'auteur. Il lui permet
aussi de transmettre sa conception vitaliste de la nature.
Le texte prend sens aussi par rapport à la suite du roman. Le
massacre de Mirza est la préfiguration de la mort violente de Julien et de sa
maîtresse, provoquée indirectement par l'abbé Tolbiac. La même curiosité
malsaine le pousse en effet à surveiller le couple et à indiquer au comte la
cachette des amants.